Tête de Voltaire par Huber

Voltaire et Rousseau, un partenariat posthume
Colloque, Ferney-Voltaire, 11-12 juin 2012

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«Je ne vous aime point, Monsieur»... C’est ainsi que Rousseau met un terme, en 1760, à ses relations avec Voltaire. Mais la mort et plus encore la Révolution les réuniront dans un mariage dont les failles allaient ressurgir un siècle plus tard, lorsque le comité Voltaire de 1878 décida d’écarter Rousseau des célébrations du centenaire.

Le colloque a examiné les origines et l’histoire de étrange union posthume que les deux hommes auraient tout fait pour éviter. Les traces en sont innombrables, dans la culture populaire, la littérature, l’histoire, la politique, l’art graphique et décoratif: toute la nation se voit construite sur ces deux piliers incontournables des valeurs républicaines.

Depuis lors, la situation s’est inversée et l’antagonisme entre les deux hommes est redevenu un lieu commun dont l’actualité ne s’est pas démentie avec le temps.

Le colloque a eu lieu au château et à la mairie de Ferney-Voltaire le lundi et mardi 11 et 12 juin 2012.

Le colloque fut organisé en partenariat avec Voltaire à Ferney et le Centre international d’étude du XVIIIe siècle. Il a bénéficié du soutien de la ville de Ferney-Voltaire et du Centre des monuments nationaux.

Compte rendu par Alain Sager

«Je suis fâché qu’on n’ait pas imaginé des abbayes d’hommes et de femmes où les philosophes des deux sexes fussent reçus après avoir abjuré les vanités du monde, les sottises des préjugés, les absurdités des superstitions, et avoir fait serment d’amitié et de tranquillité.» Ces lignes datent du 12 juin 1754, et elles sont adressées par Voltaire à madame Denis. Amitié et tranquillité: le château de Voltaire et la mairie de Ferney ne peuvent certes être qualifiés d’abbayes, mais le colloque qui s’est déroulé dans ces lieux a permis d’assurer entre les participants des échanges aussi savants que chaleureux.

Intitulé «Voltaire et Rousseau: un partenariat posthume», il était organisé les 11 et 12 juin 2012, par la Société Voltaire, l’association Voltaire à Ferney et le Centre international d’étude du XVIIIe siècle. Outre l’infaillible rigueur organisatrice d’Andrew Brown, secrétaire de la société Voltaire, mentionnons le soutien apporté par la mairie de Ferney, particulièrement madame Géraldine Sacchi, maire-adjointe à la culture, et par François-Xavier Verger, administrateur du château de Voltaire, au nom du Centre des monuments nationaux.

Le «partenariat posthume» invoqué dans le titre du colloque a permis d’explorer, dans de nombreux domaines, les convergences comme les divergences, les multiples échos et résonances, qui ont marqué les relations entre Voltaire et Rousseau, aussi bien dans leur vie que dans leurs œuvres respectives. D’autre part, ces relations ont trouvé un prolongement historique et exercé une influence dans bien des pays étrangers jusqu’à nos jours. Ce qu’on appelle «le printemps arabe» n’a-t-il pas été marqué en partie par l’impact révolutionnaire que les noms de Voltaire et de Rousseau gardent encore aujourd’hui? François Bessire (Université de Rouen), président de la société Voltaire, a eu grandement raison de souligner, à la fin du colloque, que la nation française était marquée par une exception: celle de placer deux «hommes de lettres» en tête de ses figures tutélaires.

Le 11 juin, au château de Voltaire, le colloque s’est ouvert sous la présidence de François Bessire. André Magnan (Université Paris-Ouest Nanterre) a mis en évidence une «ventriloquie de l’intériorité» dans les textes autobiographiques du Patriarche. En philosophe, Martin Stern (lycée Notre-Dame de Sion d’Istanbul) a abordé la question religieuse par le biais de la notion de «révélation»: au-delà des malentendus et des incompréhensions, de profondes et réelles divisions n’opposent-elles pas Voltaire à Rousseau?

Puis vint le temps des convergences. Après une relecture de L’Orphelin de la Chine due à Alain Sager (Nogent-sur-Oise), qui montrait une proximité entre la pièce de Voltaire et le premier Discours de Rousseau, il appartenait à Michel Termolle (Haute Ecole Condorcet, Hainaut, Belgique) de montrer entre Emile et L’Ingénu ce qu’il appelle «une parole si proche en éducation».

L’après-midi, sous la présidence de Françoise Tilkin (Université de Liège), des orateurs vinrent témoigner de la réception réservée à l’étranger par nos deux auteurs. Dressant un historique des traductions de Voltaire et Rousseau en Roumanie, Ileana Mihaila (Université de Bucarest) a présenté avec saveur et profondeur un tableau des jugements et commentaires dont ils ont fait l’objet. Nadezda Dorokhova (Musée national Glinka, Moscou) a finement analysé «la réception contradictoire des Lumières» dans la Russie des réformes tentées par Alexandre 1er, sous le triple aspect de la liberté du commerce, de l’abolition du servage et de la refonte du système d’éducation.

Pour l’Institut de littérature russe (Saint Pétersbourg), Piotr Zaborov a évoqué, avec autant de verve que de vivacité, les échos en Russie des doubles jubilés de Voltaire et Rousseau, respectivement en 1878, 1928 et 1978. Etait-il possible de faire totalement abstraction de la situation actuelle de la Fédération de Russie? L’auteur a été un peu interpellé à ce sujet...

La première journée s’est achevée par la conférence plénière de Raymond Trousson (Bruxelles). Sur le thème d’un «double désenchantement» de Lamartine à l’égard de Voltaire et de Rousseau, l’auteur a livré l’étonnant parcours du poète qui a fini par brûler sans nuance ce qu’il avait d’abord adoré sans réserve. En entendant l’auteur détailler le contenu du Cours familier de littérature, publié en vingt-huit volumes de 1856 à 1869, on ne pouvait s’empêcher de se poser une question. La «réaction» lamartinienne n’annonce-t-elle pas dans son registre une certaine «Action française»?

Si l’écrit a dominé la première journée du colloque, l’image a commencé par dominer celle du 12 juin, à la mairie de Ferney-Voltaire, d’abord sous la présidence de Jean-Daniel Candaux (Genève). Avec beaucoup de minutie et d’à-propos, Linda Gil (Université Paris IV) a retracé la célébration posthume de Voltaire et Rousseau dans les gravures de Moreau le Jeune. La représentation d’une paysanne, finalement effacée dans une version définitive de l’île des Peupliers à Ermenonville, nous a rappelé que le stalinisme n’a rien inventé en matière de suppression des figures «gênantes»...

Dans une intervention aussi stimulante que vivante, Marie Fontaine (Université de Rouen) a étudié dans trois dialogues des morts l’évocation de Voltaire et Rousseau aux Champs-Elysées, avant et après leur installation au Panthéon. Etonnants échanges verbaux, aussi retors que finement affutés, et dans lesquels les rapports entre les deux auteurs sont subtilement mis en scène, avec la distance introduite par leur statut d’outre-tombe.

François Bessire a évoqué de son côté les représentations conjointes de Voltaire et Rousseau pendant la Révolution. Un beau parcours qui s’est achevée par la reproduction de cet étrange couple «siamois» sculpté au fronton du Panthéon à Paris. Il semble fondre les deux auteurs en un seul corps. Mais Rousseau, deux doigts sur le front, penche la tête pensivement, tandis qu’à l’opposé Voltaire contemple l’horizon avec un regard hardi...

Sous la présidence d’Ourida Mostefai (Boston College), il est alors revenu à Pierre Leufflen (Nîmes et Paris) d’esquisser une évocation de la figure des deux auteurs, comme «icônes de la Révolution» au cœur des batailles politiques en France de 1815 à 1870.

«C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau». La référence à Gavroche était quasi-obligatoire. Elle nous est venue de Tunisie, avec l’intervention très vivante d’Halima Ouanada (Université de Tunis El-Manar). Avec un grand sens de l’analyse des Misérables et par la grâce de rapprochements bien venus, elle a montré comment en réalité le cœur de Victor Hugo penchait du côté de Voltaire.

La tonalité militante s’est accentuée avec l’intervention finale de Pascale Pellerin (CNRS, Université Stendhal Grenoble 3), qui a porté sur Voltaire et Rousseau, en tant que «figures résistantes sous l’Occupation» nazie en France. Même si les collaborateurs de Vichy tentent à leur encontre des récupérations aussi hasardeuses que malhonnêtes, nos deux auteurs se retrouvent du même (bon) côté de la barricade. Chrétiens ou communistes, les Résistants trouvent en Voltaire et Rousseau les symboles mêmes de la nation et de la liberté.

Le colloque était chronologiquement parvenu au seuil de notre actualité, dont le fil rouge n’a jamais cessé de courir au travers des interventions et des discussions de ces deux journées fécondes en réflexions et en suggestions.

Mais le compte-rendu ne serait pas complet s’il n’évoquait pas la belle exposition, à l’inauguration de laquelle les participants ont été conviés au château de Voltaire, sous la conduite d’Andrew Brown et de François-Xavier Verger, administrateur de l’édifice et de ses dépendances. «Voltaire-Rousseau, l’éternel duel»: les vicissitudes des rapports entre les deux hommes sont systématiquement rappelées et illustrées. Ce fut également l’occasion de visiter le château lui-même, une expérience dont même la répétition n’émousse pas le pouvoir émotionnel.

Eternel duel? Lors du colloque, André Magnan a rappelé l’anecdote montrant Voltaire fustiger les écrits et la personne de Rousseau, puis dans un brusque retournement, annonçant son intention d’offrir l’hospitalité au «pansophe» persécuté. Dualité de l’esprit voltairien, bien propre à nous faire appréhender les rapports entre les deux auteurs de manière oblique et subtile, et non pas schématique et convenue. Nul doute que ce colloque aura amplement contribué à favoriser cette lecture tout aussi éclairée que stimulante d’un phénomène majeur de notre vie politique et culturelle.

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